Tout le monde sur le pont !

Le point de vue de la journaliste et historienne

 

Dans la famille Lagadic, on chante comme on respire. Dès le plus jeune âge, les chansons des grands-mères, mères et tantes de la famille rythment le quotidien. Les berceuses font place aux comptines, les chansons que l’on entend lors des repas de famille, kermesses ou réunions militantes, mine de rien, finissent par composer un vrai répertoire.

 

C’est ce répertoire populaire, enrichi des nombreuses découvertes réalisées lors de collectages en Pays bigouden, que se sont approprié Marie-Aline Lagadic et sa fille Klervi Rivière. A la scène, elles composent un duo, aux voix pures, et chantent avec naturel et vivacité la vie d’autrefois : celles de leurs aïeules, des vies de femmes, de mères, de filles, de travailleuses aussi.

 

On garde au cœur leur Chant des sardinières, salué par le prix de l’Académie Charles Cros en 2007, touchant hommage aux ouvrières d’usines du littoral cornouaillais. Leurs chansons évoquaient les âpres luttes des filles des fritures  réclamant « pemp real » (cinq sous), la solidarité entre travailleuses, le mépris des nantis ; elles accompagnaient le rude quotidien, donnaient du courage à l’ouvrage et tenaient la chronique des moments heureux.

 

Dans une démarche semblable, les deux chanteuses nous proposent un  Tout le monde sur le pont ! qui ressuscite la vitalité bigoudène de l’entre-deux-guerres. Cette fois-ci, Marie-Aline et Klervi se sont souvenues des chansons chantées par Lili Lagadic, le père de Marie-Aline, Pont-l’Abbiste issu de la petite bourgeoisie citadine. Elles ressuscitent un Charivari de Lili et toute une série de mélodies qui évoquent l’air du temps d’après la Grande Guerre et jusqu’aux années cinquante.

 

Fruit d’une riche créativité locale, d’une propension de la jeunesse bigoudène à s’amuser et à s’emparer de la modernité, les chansons parlent de l’arrivée du vélo - qui révolutionne les déplacements -, relatent l’incroyable parodie d’élections municipales dans le quartier pont-l’abbiste de Ty Toul, ressuscitent les cavalcades ou brossent le portrait d’une « Bigoudène au parler franc », d’une fille du Bout-du-Pont ou du « Paotred Tachen ar Groaz »…

 

Klervi et Marie-Aline nous offrent plusieurs titres extraits de la revue Tout le monde sur le pont… l’abbé !, créée en 1899 par le barde local Joseph Nicolas à l’occasion de l’inauguration des halles (contestées) de la capitale bigoudène. La jeunesse bigoudène, à l’esprit gentiment moqueur, a revisité ces paroles dans un mélange de français-breton qu’elle pratiquait avec naturel.

 

Le travail de Klervi Rivière et Marie-Aline Lagadic met en lumière l’importance et le rôle de la ville en Basse-Bretagne. Carrefour des populations (paysannerie, populations littorales et microcosme citadin), lieu de rencontres de deux cultures (si les campagnes sont majoritairement bretonnantes, la petite élite administrative, notariale et commerçante parle français), la ville est une place de brassage, de confrontation et d’émulation.

 

Ouverts à la modernité, les Bigoudens acclimatent les nouveautés techniques, vestimentaires ou musicales. Si quelques puristes chagrins s’en émeuvent, les deux chanteuses, elles, s’en réjouissent !

 

Des chansons de Corentin Le Marc, Perrine Andro, Joseph Nicolas, François Benoît ou anonymes, d’autres collectées par Gilles Goyat, Bernard Le Breton, Rémy Pencrec’h, la famille Le Pape-Richard ou Jeanne Nicolas, voisinent avec des airs traditionnels, étonnamment mâtinés d’influences diverses parfaitement acclimatées et assumées.

 

Loin  d’une Bretagne sombre et repliée sur elle-même, Marie-Aline Lagadic et Klervi Rivière nous donnent à entendre un Pays bigouden joyeux, festif, drôle et parfois leste. Accompagnées d’Alain Trévarin à l’accordéon, d’Yvonnig Penven à la guitare, de Kevin Ruellan au saxo et à la clarinette et du Bagad Cap Caval - mar plij ! - on les suit volontiers !

 

Annick Fleitour

Bretagne Magazine

 

Tout le monde sur le pont !

Le point de vue du musicien et historien

Jules Watteeuw pour Tourcoing, Georges Oble pour le Poitou, Charles Lemaître pour la Normandie, Pierre Philippon pour Saint-Étienne…

Nombreux furent, à la charnière du XIXème et du XXème siècle, et sur tout le territoire français, les chansonniers locaux qui composèrent des textes, et parfois des musiques, attachés à leur région natale.

 

Ces chansonniers actuellement méconnus et parfois oubliés visaient, à travers leurs oeuvres, à fixer dans la mémoire collective le souvenir de paysages, de personnages pittoresques, de métiers disparus, d’événements emblématiques de cette petite patrie (« patrie de nature ») que, déjà, Cicéron, deux-mille ans auparavant, considérait comme le complément nécessaire à la «patrie de citoyenneté».

 

 

Pont-l’Abbé n’a pas échappé à cette règle, puisque l’un de ses enfants, Joseph Nicolas, dit « Nikolazig » (1871-1917), membre de la Gorsedd des Bardes et Druides de Bretagne, composa en 1899, à l’occasion de l’inauguration des halles (contestées) de la capitale bigoudène, une opérette intitulée Tout le monde sur le pont… l’Abbé !, mettant en scène des figures pittoresques de la capitale bigoudène.

 

Les chansons de cette opérette touchèrent si bien le public d’alors que la jeunesse pont-l’abbiste, à l’esprit gentiment moqueur, en revisita les paroles, dans ce mélange de français et de breton qu’elle pratiquait avec naturel. C’est que, en effet, et souvent douloureusement, la IIIème République s’y prêtait, à ce métissage linguistique, de même que le lieu : Pont-l’Abbé était, et est toujours, un carrefour où se croisent des populations maritimes, paysannes, citadines ; c’est un véritable foyer de brassage, de confrontation et d’émulation !

 

 

Marie-Aline Lagadic et Klervi Rivière, en s’appuyant entre autres sur leur répertoire familial, se sont attachées à restituer quelques-unes des chansons de François Nicolas et, en les associant à d’autres compositions locales, anonymes ou non, ont réussi à nous brosser le tableau d’une petite

 ville de Basse-Bretagne en ce début du XXème siècle.

 

Avec le talent dont elles avaient déjà fait preuve dans le chant des sardinières, et entourées d’une phalange de musiciens talentueux, elles nous présentent un pays bigouden ironique, festif, extrêmement éloigné du stéréotype d’une Bretagne réputée sombre et repliée sur elle-même.

 

Elles nous restituent, sans nostalgie mais avec joie de vivre, l’image d’une époque de transition, où les idées comme les modes de vie se modifient, où l’ouverture au monde est assumée et créative.

 

 

 

Laurent Bigot